Le 19 juillet 2018, la direction générale des Forces de sécurité intérieure (FSI) a annoncé la capture par son service de renseignement d’un réseau de trafic humain entre le Liban et la Syrie, composé de 130 personnes (alraaionline, 2018). L’information semble banale et passe presque inaperçue, étant donné que le mouvement de passage illégal entre le Liban et la Syrie n’a rien de nouveau, comme c’est le cas pour tous pays voisins. Il ne fait pas de doute non plus que ce mouvement s’est intensifié depuis le début de la guerre en Syrie, et la mise en place de nouvelles mesures de réglementation pour l’entrée de réfugiés au Liban. Dans de telles circonstances, il est prévisible que les bandes de trafiquants qui facilitent les passages clandestins en profitent, moyennant des pots-de-vin, et empruntent des itinéraires reculés à travers des sentiers de montagne.
De telles opérations sont souvent considérées comme relevant du trafic humain, qui connaît toujours un essor important durant les guerres, malgré les risques qu’il implique. La tragédie des 16 Syriens morts de froid sous la neige lors de leur tentative de traversée vers le Liban reste un exemple des risques encourus par des femmes, hommes, enfants, vieillards, bravant les aléas climatiques pour atteindre la sécurité, ce qui entraîne la mort de certains, et l’arrestation d’autres (UNHCR, 2018).
Toutefois, l’incident du 19 juillet 2018 revêt des caractéristiques propres, du fait que 55 enfants se trouvaient au sein de ce groupe. Cela suffit à tirer la sonnette d’alarme : que faisaient tous ces enfants dans ce groupe, sachant que peu d’informations ont filtré sur l’arrestation de la bande ?
On ne peut que se poser de nombreuses questions sur la présence de ce grand nombre d’enfants parmi ces 130 personnes. Étaient-ils ou non accompagnés de leurs parents ? S’ils ne l’étaient pas, quel a pu être leur sort ? Est-il possible qu’il s’agisse d’un trafic d’enfants ayant pour objectif l’adoption illégale ?
Cet incident n’est pas le premier indicateur du fait que des enfants, principalement venus de Syrie ou nés au Liban, tombent victimes d’un réseau illégal d’adoption. Le monde est rempli de familles qui désirent adopter un enfant mais préfèrent éviter les longues listes d’attente et les enquêtes sur leur candidature dans leur pays. Ces familles se tournent alors vers des régions qui sont des terreaux fertiles, notamment celles qui sont en proie aux conflits armés ou exposées aux catastrophes naturelles et à la pauvreté. Le Fonds des Nations Unies pour l’enfance (Unicef) a publié en 2014 un rapport sur les dangers de l’adoption internationale et ses points communs avec le trafic d’enfants, posant la question de savoir si cette pratique sert les meilleurs intérêts des enfants. Nigel Cantwell a montré dans ce rapport les points communs entre trafic d’enfants et mouvement d’adoption international. Sachant que le nombre élevé de rapports sur la forte demande d’adoption a eu pour effet de booster le marché mondial visant à faciliter ces opérations illégales, notamment dans les pays qui en sont la source. Et sachant que la plupart des enfants adoptés viennent de pays pauvres, ou de zones de conflits, dans le cadre de flux migratoires clandestins (Cantwell, 2014). C’est ce qui explique aussi pourquoi la Convention de La Haye a consacré une séance complète au trafic d’enfants en vue de l’adoption illégale en 2010 (Smolin, 2010). Pour sa part, l’association « Badaël » (Alternatives) a révélé que le trafic d’enfants dans les rangs des déplacés syriens au Liban existe bel et bien.
Malheureusement, les conflits accompagnés de migration interne et externe des populations constituent un terrain propice au trafic humain. Beaucoup ferment les yeux sur de telles pratiques, sous prétexte que, dans l’acception générale, l’adoption est un acte de charité qui sauve un orphelin d’une situation pénible, et lui accorde la chance d’une vie meilleure au sein d’une famille étrangère. Toutefois, le trafic d’enfants dans l’objectif de l’adoption n’en est pas moins un trafic humain, d’autant plus qu’il s’agit d’une activité particulièrement lucrative : un seul enfant peut rapporter aux trafiquants près de 100,000 dollars.
À titre d’exemple, les documents réunis par Badaël ont recensé plus de 2 000 cas d’adoption illégale durant la guerre libanaise. L’association estime le nombre de victimes d’adoption illégale au Liban à plus de 10 000 enfants qu’on a envoyés en France, en Suisse et jusqu’aux Pays-Bas et aux États-Unis (Allouche, 2015).
Ces dix dernières années, beaucoup de Libanais adoptés à l’étranger sont revenus au bercail pour retrouver leurs racines. Il s’agit d’individus de la première génération ayant ressenti le besoin de connaître la vérité et comprendre pourquoi ils ont été arrachés à leur environnement biologique. Cela intervient à un moment où se développe un mouvement mondial hostile au concept de l’adoption vue comme option favorable aux enfants en mal de famille. Il faut rappeler à ce propos que la Convention de la Haye a contribué à cette conscientisation et exprimé la nécessité de réduire l’adoption internationale afin d’éviter le glissement vers des abus légaux qui s’apparentent au trafic d’enfants (La Haye, 1993).
Bien que l’adoption soit généralement considérée comme une chance pour l’orphelin d’intégrer une nouvelle famille, l’écrivain Graff (2008) qualifie l’adoption internationale de « mensonge que nous aimons croire ». Il en conclut que « l’adoption internationale semble être la solution idéale pour compenser un déséquilibre cruel : les pays pauvres ont beaucoup d’enfants à placer, et les pays riches ont beaucoup de foyers en besoin d’enfants ». « Malheureusement, poursuit-il, la plupart de ces orphelins ne sont pas du tout des orphelins en réalité ». De nombreuses études montrent en effet que les enfants ayant été arrachés à leur environnement biologique sont plus enclins à entrer en conflit avec la loi et à se retrouver en prison. Très souvent, ils ne poursuivent pas leurs études après le cycle complémentaire et souffrent de troubles physiques, psychiques et mentaux. Ils sont davantage exposés à l’addiction aux drogues, et se retrouvent souvent au chômage ou sans abri (Iglehart, 1995). Plusieurs interviews de victimes d’adoption internationale indiquent des problèmes profonds liés à l’identité personnelle, au sentiment d’appartenance ou à la capacité à fonder une famille unie (Blackstock, 2011).
Le trafic d’enfants lié à l’adoption internationale accompagne souvent les situations d’urgence, les guerres, l’immigration clandestine, ou encore les catastrophes naturelles. Il s’agit d’un trafic déguisé, étant donné qu’il implique des procédés illégaux tels que le passage clandestin de frontières, de faux-papiers, du recel d’informations, des transactions financières. Le plus grave, ce sont les conséquences néfastes aussi bien pour l’enfant que pour la famille adoptive. Sans compter que la famille biologique, plus particulièrement la mère, reste absente du paysage.
Un aperçu des standards internationaux
Outre la Convention de La Haye, datant de 1993, qui a défini les standards éthiques de l’adoption internationale, la Commission des droits de l’enfant a souligné, lors de sa 39e conférence en 2005, la nécessité de mettre un terme au phénomène international d’adoption par respect des chartes internationales sur la protection des enfants non accompagnés ou séparés de leurs parents. Les points suivants ont été soulevés :
- On ne peut envisager la mise en adoption d’un enfant non-accompagné ou séparé des siens avant de s’être assuré que sa situation requiert une telle mesure. Cela signifie pratiquement qu’il convient d’avoir effectué tous les efforts possibles pour retrouver les membres de sa famille et le réunir avec les siens.
- L’adoption doit se faire en accord avec les parents, et non suite à des pressions sociales et morales, ou des tentations matérielles.
- L’adoption doit être précédée d’une décision judiciaire.
- Il ne faut pas adopter des enfants non-accompagnés ou séparés de leur famille hâtivement, et dans les cas d’extrême urgence.
- L’adoption doit servir les meilleurs intérêts de l’enfant, et se faire conformément aux lois nationales et internationales.
- Il est nécessaire de sonder la volonté de l’enfant, suivant son âge et son degré de maturité, et la respecter durant toutes les étapes de la procédure d’adoption. Cette condition implique que l’enfant aura eu accès à des conseils et aura été informé des conséquences de l’adoption et de son consentement, si celui-ci est nécessaire. Il doit pouvoir exprimer ce consentement de manière libre, sans aucune tentation matérielle ou compensation de quelque nature que ce soit.
- Il faut donner la priorité de l’adoption aux membres de la famille résidant dans le même pays que l’enfant. Au cas où cette option n’existe pas, la priorité va aux membres de la même communauté locale ou à des personnes partageant la même culture.
- Dans tous les cas, il est obligatoire de préserver le dossier de l’enfant et ne pas en falsifier les documents, par respect pour son droit à la vérité et au contact avec sa famille biologique.
- La famille adoptive doit subir des tests psychologiques pour prouver sa capacité à l’adoption et s’assurer de son consentement préalable au respect du droit de l’enfant à la vérité.
Par Zeina Allouche
Directrice exécutive de l’association Badael-Alternatives, experte en protection de l’enfance et en garde familiale alternative
Source : L’Orient Le Jour