Pour alimenter ses nourrissons, des jumeaux de huit mois, Mazen Diab fait face, à Beyrouth, aux mêmes difficultés que de nombreux autres parents partout au Liban. Alors que la crise économique s’aggrave de jour en jour, il devient en effet de plus en difficile de trouver du lait maternisé. Il y a six mois, confie Mazen Diab, il fallait se rendre dans au moins trois ou quatre pharmacies pour espérer trouver du lait. Mais, depuis trois mois, les sources habituelles ont commencé à se tarir et les stocks des pharmacies auxquelles il s’adressait se sont considérablement réduits, ne pouvant plus, voire pas du tout, satisfaire autant de demandes que par le passé. « J’ai commencé à me rendre dans certaines régions du Mont-Liban pour obtenir du lait pour mes enfants », explique le père de famille.
Le défi auquel lui-même et de nombreuses familles comme la sienne sont confrontés trahit un problème plus important, est profondément enraciné dans la société libanaise : la forte dépendance au lait maternisé.Bien que les experts en santé s’accordent à dire que le lait maternel est préférable pour les nourrissons et que le maternisé n’est pas nécessaire pour les enfants âgés d’un an et plus, le marketing et les normes sociales incitent les parents au Liban à adopter le lait maternisé. Alors que la crise monétaire bat son plein, créant des pénuries de produits importés de toutes sortes et que les prix des produits importés toujours disponibles montent en flèche, cette dépendance représente un lourd fardeau pour les parents. « La boîte de lait maternisé pour les enfants de plus d’un an me coûtait 34 000 LL avant la crise économique, elle vaut maintenant 186 000 LL », raconte Omar Saab, père d’un enfant de trois ans, à Khaldé, au sud de Beyrouth.
Le lait maternisé pour nourrissons de moins d’un an est vendu exclusivement dans les pharmacies, autrement dit il est subventionné au taux de change officiel de 1 507,5 LL par rapport au dollar, selon le président du syndicat des importateurs de denrées alimentaires, Hani Bohsali. Le chef du syndicat des importateurs de produits pharmaceutiques n’a, pour sa part, pas souhaité donner suite aux demandes de commentaires. Quant au lait maternisé pour les enfants de plus d’un an qui est vendu dans les supermarchés, il est de plus en plus dépendant du taux du dollar sur le marché parallèle, depuis l’épuisement du processus de subvention. Or, ces derniers jours, le dollar s’échangeait à plus de 19 000 LL...
Problèmes multiples
Les médicaments importés, les produits médicaux et le blé sont subventionnés depuis octobre 2019 par la Banque du Liban (BDL) au taux de 1 507,5 LL, les denrées alimentaires de base bénéficiant du taux moins avantageux de 3 900 LL. Jusqu’à tout récemment, la banque centrale couvrait également 90 % des importations de carburant au taux de 1 507,5 LL, mais, en juin dernier, alors que ses réserves en devises tombaient à leur seuil minimum obligatoire, elle a commencé à subventionner 100 % des importations de carburant au taux de 3 900 LL. Le programme de subventions de la banque fait face à un autre problème majeur : les retards de paiement prolongés. Aujourd’hui, les factures impayées de lait maternisé, tout comme celles de médicaments, s’accumuleraient à la BDL. Ces factures représentent une parti des montants dus au importateurs de fournitures médicales.Le président du syndicat des importateurs de denrées alimentaires impute directement les pénuries aux retards de paiement de la BDL, en expliquant que « les importateurs refusent de distribuer les produits s’ils ne reçoivent pas les paiements subventionnés ». À ce sujet, un porte-parole de la banque centrale a déclaré à L’Orient Today qu’il n’était pas en mesure de fournir des informations sur les paiements de la BDL pour les produits à base de lait maternisé.
Le ministre démissionnaire de la Santé, Hamad Hassan, avait déclaré à la presse début juillet avoir demandé à l’Unicef, l’agence des Nations unies chargée du bien-être des enfants, de soutenir l’alimentation des nourrissons et des jeunes enfants pendant la crise. En réponse, les responsables de l’Unicef se sont déclarés prêts à appuyer des initiatives visant à promouvoir l’allaitement maternel et à mener une enquête pour identifier l’état nutritionnel des jeunes enfants. Le ministre, qui semblait solliciter des dons importés, a estimé que la suggestion de la campagne était « loin de rendre justice » et que les idées des organisations internationales parfois « ne correspondent pas à la réalité libanaise ».
Des experts en santé pédiatrique soulignent cependant que la réalité libanaise actuelle, à part le fait de compter sur des produits importés coûteux, n’est pas idéale pour la santé des enfants. Bien que le lait maternisé soit une alternative appropriée pour les femmes qui ne peuvent allaiter ou dans certains cas exceptionnels, le lait maternel, riche en prébiotiques et probiotiques, satisfait les besoins en protéines des nourrissons. Il contient également des vitamines et des minéraux nécessaires aux bébés tout en étant plus facile à digérer que le lait maternisé.
Diététicienne pédiatrique agréée à la My Pedia Clinic à Dubaï, Yasmine Haddad, indique que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) recommande que les nourrissons de moins de six mois soient exclusivement allaités. Après cela, les aliments doivent être introduits dans le régime nutritionnel en complément de l’allaitement, qui peut durer jusqu’à 24 mois ou même plus. Selon elle, l’alimentation au biberon après 12 mois augmente la croissance bactérienne dans la bouche et crée des problèmes dentaires, sachant qu’il y a très peu de cas où les enfants devraient consommer du lait maternisé plutôt que des aliments riches en calcium, y compris dans les situations de troubles métaboliques et de retard dans la croissance.
Nutritionniste pédiatrique et experte en cuisine, Yasmina Dakik est sur la même longueur d’onde. Après 12 mois, précise-t-elle, les parents peuvent passer du lait maternel et maternisé au lait de vache, sauf que le régime alimentaire ne doit pas dépasser deux tasses de l’un de ces trois types de lait par jour. Des aliments riches en calcium comme les noix, les amandes, le brocoli, les fraises, les lentilles et les dattes peuvent être introduits en supplément.
Les faibles taux d’allaitement ont des répercussions sur la santé de la société en tant que telle, déclare pour sa part Lara Nasreddine, chercheuse et professeure agrégée de nutrition humaine à l’Université américaine de Beyrouth (AUB), où elle dirige le département des sciences de la nutrition et de l’alimentation. L’allaitement exclusif peut prévenir la survenue de maladies plus tard dans la vie des bébés. « Les nourrissons allaités sont moins susceptibles de développer des allergies, du diabète, de l’obésité, des maladies cardiaques et d’autres maladies chroniques », note-t-elle.
Le lait maternisé, une culture
En dépit de toutes les études favorables à l’allaitement, son taux reste très faible au Liban. « Les pratiques courantes d’alimentation des nourrissons et des jeunes enfants ne sont pas conformes aux recommandations internationales, avec des taux d’allaitement exclusif de 40 % chez les nourrissons d’un mois et de seulement 2 % chez ceux qui ont 4 à 5 mois », affirme la représentante de l’Unicef au Liban, Yukie Mokuo, dans un courriel à L’Orient Today.
Selon une recherche du département de la nutrition et des sciences alimentaires de l’AUB menée en 2020 sous le titre « Allaitement exclusif pendant la période de repos de 40 jours et à six mois au Liban : une étude transversale », seuls 12 % des nourrissons sont exclusivement allaités pendant les six premiers mois de leur vie. Parmi les raisons figurent un manque de soutien à domicile, de sensibilisation à l’allaitement et d’éducation dans les hôpitaux, ainsi que des idées fausses selon lesquelles le lait maternel serait insuffisant ou pas assez bien.
Mère de deux filles âgées de 3 mois et 5 ans, May Farhat raconte à L’Orient Today que son premier-né pleurait quand elle essayait de l’allaiter. La belle-mère et le mari de May mettaient alors en cause son lait maternel « peut-être pas être assez comestible ou liquide pour l’alimentation », ce qui a poussé la jeune maman à passer au lait maternisé. Faisant face au même problème avec son deuxième enfant en pleine période de pénurie de lait maternisé, elle décide alors d’allaiter son bébé et de faire appel à une consultante en allaitement pour l’aider à surmonter les défis auxquels elle a été confrontée lors de sa précédente tentative. « J’ai appris que le lait maternel non comestible n’existe tout simplement pas. Le fait est que je ne tenais pas mes filles dans la bonne position pour l’allaitement », dit-elle.
Joanne Makhoul, présidente de Lactica, une ONG qui vise à protéger, promouvoir et soutenir l’allaitement en consultant et créant des groupes d’allaitement, explique qu’il est courant que les mères commencent à allaiter mais soient rapidement découragées. « La plupart des mères allaitent au début, mais leur nombre diminue mois après mois en raison du manque de soutien et d’éducation », explique-t-elle, ajoutant que, dans de nombreux cas, le positionnement incorrect du nourrisson pendant l’allaitement les amène à penser que la quantité de leur lait est insuffisante.
Les horaires de travail des mères peuvent également entraîner des difficultés d’allaitement, ajoute-t-elle en indiquant que, dans certains cas, les hôpitaux encouragent activement l’alimentation au lait maternisé, son groupe ayant été « choqué de découvrir que certains établissements refusent de confier les nouveau-nés à leurs mamans pour l’allaitement et optent plutôt pour le biberon ». Les mères doivent également savoir que certains hôpitaux donnent aux bébés des biberons de lait immédiatement après leur naissance et qu’elles ont le droit d’objecter et d’insister pour allaiter elles-mêmes leur bébé, dit-elle.
Le marketing joue aussi un rôle pour convaincre les parents que le lait maternisé est supérieur au maternel. Les fabricants de lait maternisé ont l’habitude de commercialiser leurs produits dans les médias, dans les hôpitaux et les cliniques pédiatriques, souligne Joanne Makhoul. Ce phénomène décourage l’allaitement chez de nombreuses mères, en particulier chez celles résidant dans les pays en développement.
La nutritionniste Dakik explique que les fabricants de lait maternisé ont commercialisé des produits destinés aux enfants de plus d’un an de manière à les rendre indispensables aux parents qui cherchent à donner à leur progéniture un bon départ dans la vie. Le produit destiné aux enfants de 1 à 2 ans est ainsi vendu sous le nom de « Formule + », tandis que celui destiné aux nourrissons de plus de 24 mois s’appelle « Formule junior » et celui aux plus de 3 ans « Formule +++ calcium nécessaire ». « C’est en effet une idée fausse que sans lait maternisé à l’âge de 12 mois et plus, les enfants cesseront de grandir ou que le développement de leur corps et de leur cerveau s’arrête », ajoute-t-elle.
Selon la présidente de Lactica, le manque de sensibilisation à l’allaitement chez les pédiatres est lui aussi en cause. Ainsi, lorsque les parents font face à des difficultés d’allaitement, les médecins leur conseillent souvent de se convertir au lait maternisé.
« Les mères qui ont des difficultés à allaiter peuvent recourir au lait maternisé, bien qu’il n’y ait rien de supérieur au lait maternel. Il est conseillé à ces mères de consulter des spécialistes avant de renoncer », fait valoir la diététicienne Yasmine Haddad.
Promouvoir l’allaitement
Au milieu des critiques et des constats négatifs, certains voient dans la crise actuelle une opportunité d’un changement dans la société. « Bien que les pénuries de lait maternisé au Liban posent des défis, cela pourrait être l’occasion d’encourager les nouvelles mamans à allaiter », affirme la chercheuse Lara Nasreddine. Selon elle, avec le soutien de femmes expérimentées les nouvelles mamans sont plus susceptibles d’allaiter. Cette aide est particulièrement nécessaire pendant la phase d’initiation, dans les 72 heures suivant l’accouchement, lorsque les mères produisent du lait.
Pour encourager l’allaitement, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a lancé l’initiative Baby Friendly Hospital Initiative (Initiative hôpitaux amis des bébés), mise en œuvre dans 22 hôpitaux publics et privés au Liban. Les hôpitaux participant à cette initiative, qui encouragent les mères à allaiter, ne proposent pas de lait maternisé et placent le bébé sur la poitrine de la mère dès la naissance, afin d’obtenir des soins dits kangourou et de promouvoir une initiation précoce à l’allaitement. Joanne Makhoul et Lara Nasreddine estiment qu’il est essentiel que cette initiative s’étende à tous les hôpitaux.
Selon une étude réalisée par des professeurs de l’Université Johns Hopkins et des membres du Clemenceau Medical Center (CMC) intitulée « Effects of a “Baby-Friendly Hospital Initiative” (BFHI) on Exclusive Breastfeeding Rates at a Private Hospital in Lebanon: An Interrupted Time Series Analysis », la BFHI a réussi à augmenter le taux d’allaitement exclusif chez les patientes du CMC et à le maintenir.
Pour Lara Nasreddine, le gouvernement devrait développer des politiques visant à faire de l’allaitement la norme plutôt que l’exception, comme la loi n° 47 de décembre 2008, qui encourage l’allaitement en interdisant aux fabricants de lait maternisé de faire la publicité de leurs produits. Par exemple, Nasreddine recommande au gouvernement d’étendre les politiques de congé maternité obligatoire et d’exiger que les espaces de travail assurent aux mères des pauses pour pouvoir tirer du lait ou allaiter leurs nourrissons.
La représentante de l’Unicef indique que son organisme s’apprête à lancer une campagne d’alimentation du nourrisson et du jeune enfant conformément à une initiative du Parlement dans le courant du mois, afin de promouvoir et protéger « une nutrition maternelle optimale, des pratiques d’allaitement (0-6 mois) et une alimentation complémentaire (6-23 mois). L’initiative comprendra des conseils et un soutien en matière d’allaitement et d’alimentation complémentaire via la ligne d’assistance téléphonique ANJE et aidera à identifier, grâce à des processus d’évaluation fiables, les nourrissons nécessitant un soutien en matière d’alimentation artificielle et à répertorier des points de distribution appropriés ».
La représentante avertit que le simple fait de mettre plus de lait maternisé sur le marché n’est pas une solution durable. « Nous sommes préoccupés par la distribution massive et non ciblée de lait maternisé pour nourrissons, car elle pourrait ne pas être facilement accessible par ceux qui en ont le plus besoin en cette période difficile, et ne pas durer suffisamment de temps, mettant ainsi en danger la vie des nourrissons et des jeunes enfants », avertit Yukie Mokuo.
Source: L’orient Le Jour