Une avancée certaine et inattendue mais assez relative : Dar el-Fatwa, la plus haute autorité religieuse sunnite au Liban, a décrété que l’âge de la majorité pour le mariage sera désormais de 18 ans, alors que jusque-là des fillettes étaient mariées, souvent de force depuis des siècles, à des âges parfois prépubertaires. Cette décision a été bien accueillie en général par les féministes quoiqu’en demi-teinte dans un pays où, en l’absence de code civil en la matière, le statut personnel est régi par les 18 communautés confessionnelles qui le composent dans un cadre de pluralisme juridique.
Des exceptions, qui laissent certains quelque peu perplexes, sont toutefois acceptées à partir de l’âge de 15 ans pour les filles et les garçons, mais elles sont découragées et nécessitent l’approbation de médecins, de psychologues et de juges. La mesure, publiée dans le Journal officiel le 22 avril dernier, figure sous forme d’un amendement au régime de la famille signé par le mufti de la République Abdellatif Deriane. C’est, en revanche, dans la plus grande discrétion qu’elle a été adoptée, sans la moindre annonce, à tel point que même « les tribunaux chériés n’en ont pas été informés », révèle à L’Orient-Le Jour le cheikh Mohammed Nokkari, juge chérié au tribunal sunnite de Beyrouth. « L’information leur sera relayée incessamment par le tribunal d’appel, car la mesure est applicable tout de suite », assure-t-il.
Cet amendement du statut personnel de la communauté sunnite intervient dans un contexte de hausse importante du nombre de mariages de filles mineures au Liban depuis l’afflux de réfugiés après le début du conflit syrien en 2011. « Le mariage précoce des filles fait partie des coutumes de ces réfugiés, nous avons beau tenter de décourager le mariage avant l’âge de 18 ans, nous sommes souvent mis devant le fait accompli », observe le cheikh Nokkari, selon lequel des unions de jeunes filles de 14, 13 ou même 12 ans sont généralement le fait de familles établies dans les zones rurales ou loin des villes, et scellées par des « pseudo-cheikhs ». « Ce n’est que lorsque la jeune fille tombe enceinte que la famille se rend auprès du juge chérié le plus proche, et le tribunal n’a alors d’autre choix que d’enregistrer le mariage, afin de préserver les droits de la future mère », ajoute-t-il.
À ces raisons s’ajoutent la pauvreté et le faible niveau d’éducation des réfugiés, ce qui pousse les familles à se débarrasser de leurs filles en les mariant au plus vite, quitte à les donner au plus offrant. Car, pour eux la fille est un fardeau alors que le garçon est perçu comme le futur soutien de la famille. « Certaines familles syriennes sont si pauvres qu’elles marient leurs filles pour avoir une bouche en moins à nourrir », constate une experte des questions du genre, Abir Chbaro. La pratique est si répandue que la question du trafic de mineures a été soulevée. Sans oublier, au passage, que les communautés hôtes, touchées par la crise économique, ont parfois recours au même processus en retirant prématurément leurs filles de l’école pour les marier.
« C’est pour décourager ces pratiques et le taux élevé de divorces qui en découlent que le texte de loi a été approuvé par le Conseil chérié », explique le cheikh Nokkari. Mais la question est loin d’être réglée en raison des imperfections du texte qui ouvrent la porte aux dérives, d’où l’accueil en demi-teinte des féministes qui militent en vain depuis des décennies pour interdire le mariage avant l’âge de 18 ans.
« La communauté sunnite a fait un pas en avant, certes progressiste, à un moment où l’État est aux abonnés absents », estime Mme Chbaro, qui salue l’initiative de Dar el-Fatwa tout en cherchant à savoir pour quelle raison aucune campagne de sensibilisation n’a accompagné la décision. « Il faut pourtant pousser les mères à protéger leurs filles », insiste-t-elle en évoquant les dangers du mariage forcé, notamment la violence conjugale, les grossesses précoces à répétition, l’analphabétisme et la grande solitude de ces jeunes épouses qui ne sont même pas sorties de l’enfance. En outre, même si la nouvelle législation admet des exceptions dès l’âge de 15 ans, « ces exceptions sont difficiles à satisfaire puisqu’elles exigent des rapports favorables de médecins, de psychologues et de juges ». De même, « la jeune fille peut refuser de se conformer aux désirs de ses parents (…). Et en cas de fraude, des sanctions sont prévues. »
Un militantisme qui porte enfin ses fruits
Le relèvement de l’âge du mariage par les instances religieuses sunnites montre que les revendications des associations féministes ont porté des fruits. En 2017, celles-ci avaient formé une coalition contre le mariage précoce autour du Rassemblement démocratique des femmes libanaises (RDFL), avec pour slogan « Pas avant 18 ans », dans le but de faire interdire le mariage avant l’âge de la majorité légale telle que définie par les Nations unies. Mais, à part des propositions et contre-propositions de loi en ce sens, le dossier fait du surplace à la commission parlementaire de l’Administration et de la Justice, les communautés religieuses n’ayant pas signalé qu’elles étaient disposées à se dessaisir de leurs prérogatives au profit de l’État. « Nous avons travaillé d’arrache-pied et nous en voyons le résultat aujourd’hui, nos efforts incitant les communautés religieuses à se réformer », se félicite la militante Hayat Mirshad, codirectrice de l’ONG Fe-Male, anciennement membre du RDFL. « Interdire le mariage avant l’âge de 15 ans est un pas important, compte tenu du fait que beaucoup de fillettes continuent d’être mariées à l’âge de 12 ou 13 ans, voire 9 ans pour certaines », souligne-t-elle.
Certes, l’initiative de Dar el-Fatwa n’est pas parfaite et les féministes craignent de voir les exceptions devenir la règle, comme cela peut arriver au Liban. Pour Mme Mirshad, « les hommes de religion sont au-dessus des lois, ils ont l’habitude de se cacher derrière les exceptions et rien ne garantit qu’ils se conformeront à cette législation. Qui va leur demander des comptes ? » Sans oublier qu’à 15 ans, une adolescente n’a pas atteint la majorité, et qu’un mariage précoce peut lui causer des effets néfastes irréversibles, physiques, moraux et affectifs. « Aussi bien la Convention relative aux droits de l’enfant que la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes considèrent que l’âge de la majorité est 18 ans », martèle la militante.
La solution ? « Une loi nationale sur le statut personnel », répondent sans hésiter les deux militantes. « Seule une telle loi garantirait l’égalité entre femmes et hommes, mais aussi entre les femmes elles-mêmes, étant donné que 15 lois communautaires différentes régissent le statut personnel, le mariage, le divorce, l’héritage, la garde des enfants… », soutient Abir Chbaro. « Une loi nationale favoriserait à la fois l’égalité et la citoyenneté », renchérit Hayat Mirshad.
Par Anne-Marie El-HAGE
Source : L’Orient-Le Jour