« Maman, est-ce que le vent méchant va revenir ? »

dim, 08/23/2020 - 10:13 -- siteadmin

Les enfants ayant vécu le traumatisme lors des explosions du 4 août vont manifester les premières semaines des difficultés émotionnelles ou comportementales.

« Maman, est-ce que le vent méchant va revenir ? » Depuis la double explosion du port de Beyrouth, le 4 août, Alex*, 3 ans, pose fréquemment cette question à sa mère Tania*. « Nous étions assis au balcon chez sa grand-mère paternelle à Achrafieh lorsque l’explosion a eu lieu, se souvient la jeune femme. Nous avons été éjectés dans le salon et les affaires nous sont tombées dessus. C’était assez violent. Alex a pleuré. Moi aussi. Deux jours plus tard, j’étais seule avec lui, il m’a demandé si le vent méchant allait revenir et si la maison de mes parents – où nous habitons actuellement parce que la nôtre a été endommagée – allait se casser comme celle de son autre grand-mère. Pendant plusieurs jours, il m’a posé la même question. Il m’a dit qu’il a eu peur et m’a demandé si j’ai eu aussi peur, parce que j’ai pleuré. J’ai répondu par l’affirmative. J’ai aussi essayé de le tranquilliser. » À l’instar d’Alex, de nombreux enfants ont vécu un traumatisme ce jour-là. « Il est normal que les enfants ayant été exposés directement, et même indirectement, à travers les médias ou à travers la réaction de leurs parents et de leur entourage, à une catastrophe d’une telle ampleur manifestent les premiers jours, voire les premières semaines, des difficultés émotionnelles ou comportementales », explique à L’Orient-Le Jour Hala Kerbage, psychiatre à l’Hôtel-Dieu et chargée d’enseignement à la faculté de médecine de l’Université Saint-Joseph. « Les parents doivent s’y attendre, sachant que plus les enfants ont été exposés à cette tragédie, plus les manifestations émotionnelles et comportementales seront importantes », fait-elle remarquer.

Au cours des premières semaines qui vont suivre l’explosion, l’enfant va ainsi exprimer un plus grand attachement à ses parents. « Il va avoir peur de la séparation, précise la Dr Kerbage. Il va aussi poser de manière répétitive des questions concernant le drame pour savoir s’il va se reproduire de nouveau, mais aussi pour être sûr qu’il est vraiment en sécurité. L’enfant va avoir également besoin de reproduire ce qui s’est passé à travers le jeu, le dessin ou les questions, dans une tentative d’assimiler le drame. »

Il peut aussi avoir des « manifestations physiques d’anxiété », comme des maux de tête ou de ventre, une énurésie (des mictions involontaires la nuit chez des enfants qui sont déjà propres), des crises de colère, d’irritabilité, « alors que cela n’existait pas avant », des troubles de l’appétit ou du sommeil, un manque de concentration. « Il peut aussi s’isoler ou, au contraire, demander constamment à être rassuré, constate la Dr Kerbage. Certains enfants, en état de choc, mettront plusieurs jours avant de pouvoir en parler. »

C’est le cas de Carl*, l’aîné de Tania. « Ce 4 août, il était sur un terrain de foot à Furn el-Chebback avec son père, son meilleur ami et sa maman, note la jeune femme. Ils devaient être rentrés dès 18 heures à Achrafieh, mais ils avaient heureusement tardé à prendre la route. Au moment de l’explosion, ils ont senti le sol trembler. Ils ont alors pensé à une secousse. Mon mari me raconte que les enfants couraient, mais pendant quelques secondes, il lui a semblé qu’ils faisaient du surplace. Ils ont vu le champignon. Mon mari l’a ramené chez ses parents, parce qu’il voulait me le confier, avant d’aller voir notre maison à Mar Mikhaël. Carl a tout vu. J’ai dû marcher sur les vitres pour le récupérer. Il a vu la maison de sa grand-mère endommagée. Depuis l’explosion, il n’a pas encore réagi. Mais il a demandé à son père, qui lui racontait l’histoire du Liban, s’il avait vécu quelque chose de similaire. Carl dessine tous les jours. Une fois, il a dessiné un avion avec des bombes. »

Accepter la nouvelle routine

Pour la Dr Kerbage, il est important que « les parents acceptent que les enfants passent inévitablement par une période difficile, le temps d’assimiler le choc, que leur routine soit perturbée ». « Ils ont besoin de les accompagner dans cette étape douloureuse, insiste-t-elle. Il faut être indulgent et bienveillant, les contenir et les soutenir autant que possible, même si on est soi-même fatigué. S’ils demandent de l’affection plus que d’habitude, il faut leur en donner et ne pas leur dire de ne plus se comporter comme un enfant, d’être fort ou de ne pas pleurer. Après un traumatisme de ce genre, il est normal en effet que les enfants régressent au niveau de leurs comportements. Il faut les entourer autant que possible, les laisser parler, s’exprimer et répéter autant qu’ils en ont besoin la situation avec les questions ou le jeu. Cela leur permet d’assimiler et de comprendre ce qui s’est passé. »

C’est ce que Tania essaie de faire. Elle confie que les derniers jours, alors qu’elle a rangé autant que possible sa maison endommagée, elle consacre plus de temps à ses enfants. « J’essaie de leur faire des programmes, comme les prendre à la montagne ou les faire nager », souligne-t-elle.

Toutes ces réactions sont « normales », insiste encore la Dr Kerbage. « L’enfant ne va pas nécessairement développer un trouble, assure-t-elle. On ne parle de troubles ou de syndrome de stress post-traumatique (SSPT ou PTSD) qu’au moins un mois après l’événement traumatisant, pour laisser le temps nécessaire au processus d’assimilation psychique du traumatisme et à la construction de nouveaux repères. Il ne faut pas être pressé de revenir à la normale, mais donner du temps aux enfants pour passer par ce processus. La majorité des enfants, avec l’aide et le soutien de leurs parents, vont réussir à réorganiser leurs repères et retrouver leur sentiment de sécurité. »

Chez une minorité d’enfants toutefois, il ne faut pas attendre toute cette durée pour demander une aide spécialisée. C’est le cas des enfants fortement touchés par l’explosion, « qui sont dans une incapacité totale de communiquer ou de bouger, qui sont confus, qui ont des pensées suicidaires ou une incapacité totale à dormir, ou encore qui ne sont pas réceptifs à la réassurance ». « Si les parents ne savent pas vers qui se diriger, ils peuvent appeler le numéro national de support émotionnel (Embrace) au 1564 qui peut assurer un support initial de base avant de les référer, si besoin, à des centres spécialisés à des prix réduits, indique la Dr Kerbage. D’ailleurs, de nombreuses initiatives par des professionnels de santé mentale ont été lancées pour soutenir les personnes en difficulté. »

Justice sociale

Les parents ont un rôle primordial à jouer pour aider leurs enfants à s’en sortir. La psychiatre souligne ainsi qu’ils « doivent laisser l’enfant s’exprimer à son rythme ». « Ils ne doivent pas ignorer ses questions ou essayer de l’en détourner, mais au contraire prendre le temps d’y répondre avec transparence dans les limites de ce qu’ils connaissent et de ce qu’il peut comprendre, en essayant d’être calme dans la mesure du possible, dit la Dr Kerbage. Bien sûr, ils peuvent partager leurs sentiments avec lui et lui expliquer qu’eux aussi ressentent de la tristesse, de la colère, de la peur, mais qu’ils sont à ses côtés pour vivre cela ensemble. Les parents ne doivent pas agir comme si de rien n’était, sans non plus forcer l’enfant à s’exprimer. Il faut qu’ils lui expliquent que ce qu’il ressent comme colère ou tristesse est normal, parce qu’en fait, ce qui est anormal, c’est ce crime qui a été commis contre le peuple. Les réactions qui en ont résulté sont légitimes. »

La Dr Kerbage conseille aux parents d’éloigner autant que possible leur enfant de la télévision et des réseaux sociaux, sans pour autant leur cacher la vérité. « Si, par contre, l’enfant exprime le désir de voir sa maison qui a été détruite, il faut respecter cette demande et l’accompagner sur le site, s’ils jugent qu’il en est capable. Cela permet à l’enfant de réaliser et comprendre ce qui s’est passé. Il ne faut surtout pas le forcer. »

Telle a été la requête de Carl. « Nous avons rangé autant que possible la maison, avant de l’y emmener, confie Tania. Je pense qu’il s’imaginait voir plus de dégâts. Mais sa réaction a été de dire à son père qu’on ne pouvait pas rester dans la maison. » Elle reprend : « Le problème de Carl, c’est qu’il est trop introverti. Il essaie de sourire, mais je connais mon enfant. Il ne va pas bien. Il essaie d’entendre tout ce qui se dit sur l’explosion. Si quelqu’un en parle, il tend l’oreille, mais il ne s’est pas encore exprimé. Il va mettre du temps pour le faire. »

« Les parents sont la source principale de sécurité pour l’enfant, affirme la Dr Kerbage. Aucun professionnel ne peut les remplacer. Mais s’ils sont incapables de soutenir leur enfant, ils peuvent commencer par demander de l’aide à leur environnement proche. Ils peuvent aussi solliciter une aide communautaire qui est importante, parce qu’elle permet de restaurer des liens sociaux et de les renforcer, mais aussi de redonner de la cohésion à ce qui se passe. Ainsi, tous les actes de solidarité dont nous témoignons peuvent être constructifs pour les enfants. S’ils souhaitent y participer, il faut les laisser faire, à condition de ne pas les forcer. Sur le plan collectif, enfin, la rétribution et la justice sociale sont cruciales afin de permettre à la communauté de dépasser ce traumatisme sur le long terme. »

* Les prénoms ont été modifiés.

Par Nada MERHI

Source : L’Orient Le Jour

https://www.lorientlejour.com/article/1229898/-maman-est-ce-que-le-vent-mechant-va-revenir-.html