À l’occasion de la Journée mondiale de la prévention du suicide, fixée au 10 septembre, trois spécialistes se penchent, pour « L’Orient-Le Jour », sur l’ampleur du problème au Liban et les moyens de le prévenir.
L’histoire de R. est celle de milliers de personnes qui ont essayé de mettre fin à leur vie, convaincues qu’il s’agissait de l’unique choix dont elles disposaient pour échapper à leurs souffrances. Il y a quatre ans, R. a été diagnostiquée avec une dépression. Elle avait 18 ans. À l’instar de nombreuses autres personnes souffrant de trouble mental, elle a décidé de taire sa maladie, même à ses proches, pour ne pas avoir à affronter leur jugement, encore moins leur incompréhension. « Cela fait mal, parce que les faux jugements qu’on porte sur les personnes ayant des troubles psychiatriques renforcent leur instabilité, confie-t-elle. Les gens estiment à tort que c’est une faiblesse de caractère ou un manque de volonté, alors que la dépression vous mine. Les personnes physiquement malades jouissent d’une compassion sans bornes, alors que celles qui ont un trouble psychiatrique sont traitées de folles et font l’objet de railleries. Peut-être parce que ces troubles ne sont pas mesurables par des chiffres au même titre que le diabète, l’hypertension ou l’anémie. Les gens ignorent que, pour nous, chaque tâche nécessite des efforts incommensurables. Souvent, nous manquons de force et nous lâchons. »
Du fait de sa maladie, R. était en proie à l’anxiété et à la tristesse. « À chaque fois que j’échouais à me prendre en main, je pensais mettre un terme à mes jours, poursuit-elle. Jusqu’au jour où j’ai essayé de le faire. Mais là aussi, j’ai échoué. J’étais déroutée, puisque je n’ai pas réussi à faire la seule chose à laquelle je tenais. »
Suivant le conseil d’un ami, R. a finalement eu recours à une aide professionnelle. Aujourd’hui, elle poursuit ses études universitaires en sociologie. Elle n’a plus honte de parler de sa maladie ni de sa tentative de suicide. Au contraire, elle aborde le sujet fréquemment autour d’elle pour « briser les tabous qui entourent les troubles psychiatriques », mais surtout « parce que je suis convaincue que si je le fais, je pourrais changer la vie d’une personne qui, comme moi, penserait à se suicider pour échapper à sa souffrance ».
Un tueur silencieux
« Le suicide est le plus gros tueur silencieux », explique le Dr Rabih Chammay, psychiatre et directeur du Programme national de santé mentale au ministère de la Santé publique. « Chaque année, il fauche 800 000 vies dans le monde », poursuit-il. Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), une personne se suicide toutes les quarante secondes. Plus encore, « chaque dix à vingt tentatives de suicide se soldent par un décès, cela veut dire que chaque six heures, une personne essaie de se tuer », déplore le Dr Ziad Nahas, psychiatre et président d’Embrace, une ONG qui sensibilise à la santé mentale au Liban et au Moyen-Orient et qui œuvre pour la prévention du suicide. Le suicide constitue « un problème majeur de santé publique et la deuxième cause de décès chez les personnes âgées de 15 à 24 ans, après les accidents de voiture », martèle encore le Dr Chammay.
Le taux le plus haut de décès par suicide est affiché en Corée du Sud, avec 24 suicides pour 100 000 habitants, contre 14 par 100 000 habitants aux États-Unis. Dans les pays du bassin de la Méditerranée, le taux de décès par suicide varie entre 4 et 6 pour 100 000 habitants. Le Liban manque de chiffres exacts. Selon le ministère de l’Intérieur, toutefois, une personne met fin à sa vie tous les deux jours et demi. Mais les suicides commis par les employées de maison ne sont pas pris en compte dans ces chiffres. « Nous ne pouvons pas nous baser sur ces chiffres pour évaluer l’ampleur du problème », avance le Dr Chammay, soulignant la nécessité de mettre en place « un système de signalement efficace des cas de suicide ».
Or les défis qui se posent à ce niveau sont multiples. « Comme les troubles psychiatriques continuent de faire l’objet de stigmatisation, les parents ne rapportent pas les tentatives de suicide ou les suicides, constate le psychiatre. On les signale comme étant un accident. Au niveau de la médecine légale, l’autopsie n’est pas systématiquement menée en cas de mort suspecte. De ce fait, de nombreux cas de suicide nous échappent. » Enfin, des considérations religieuses incitent également des familles à taire des cas.
Génétique et troubles psychiatriques
Il existe plusieurs raisons au suicide. Sur le plan psychiatrique, « on estime que dans 90 % des cas, celui-ci est dû à une forme de troubles psychiatriques, notamment la dépression et la bipolarité, alors que dans le reste des cas, il est causé par des principes idéologiques ou des raisons purement économiques », souligne le Dr Sami Richa, psychiatre, chef du département de psychiatrie à l’Hôtel-Dieu. « Une dépression mal suivie, non suivie ou banalisée, principalement chez les enfants et les adolescents, pourrait mener au suicide, insiste-t-il. Les études ont en fait montré que dans 80 % des cas de suicide aboutis parmi les enfants et les adolescents, ceux-ci en ont parlé dans les deux semaines qui ont précédé le passage à l’acte, mais leurs propos n’ont pas été pris au sérieux. »
Le Dr Richa note que ce sont les adolescents et les jeunes adultes, âgés entre 15 et 24 ans, qui tentent le plus de mettre un terme à leurs jours. Néanmoins, « ce sont les personnes âgées de plus de 50 ans qui réussissent le plus, parce qu’elles méditent longuement leur acte ». « Par ailleurs, les femmes sont plus nombreuses que les hommes à essayer de se suicider, mais ce sont les hommes qui ont les tentatives les plus réussies, parce qu’ils planifient mieux leur propre mort et ont par ailleurs recours à des moyens plus violents », constate-t-il.
Quid de la génétique ? « Il s’agit sûrement d’un élément qui entre en jeu dans la disposition au suicide, mais il l’est plus dans la disposition à certains troubles psychiatriques, répond le Dr Nahas. Toutefois, à elle seule, la génétique n’est pas une cause suffisante pour mener au suicide. L’environnement et les conditions biologiques jouent un rôle très important dans ce cadre. »
Qu’en est-il des jeux vidéo ou applications qui incitent au suicide ? « Il faut avoir un terrain fertile pour passer à l’acte, affirme le Dr Nahas. Un enfant ou un adolescent qui n’a pas un problème de santé mentale ne va jamais fléchir. Par ailleurs, il existe un phénomène de contagion sociale. Si, à titre d’exemple, une star s’est suicidée en recourant à une ingestion de médicaments et que les médias s’étalent sur cet acte, on sait que dans les mois à suivre, plusieurs personnes vont tenter de se suicider. »
Démystifier les troubles psychiatriques
La prévention du suicide passe essentiellement par une démystification et une meilleure prise en charge des troubles psychiatriques. « Il faut surtout donner une place à l’écoute, ce qui est important pour les enfants et adolescents, ne pas banaliser les troubles psychiatriques, mais ne pas tomber dans le piège du surdiagnostic non plus », insiste le Dr Richa. C’est ce qu’Embrace essaie de faire à travers sa hotline « Embrace Lifeline », mise en place en septembre 2017, avec le soutien du ministère de la Santé, et qui opère de 12 heures à 2 heures. Il suffit de composer le 1465 pour recevoir l’aide d’un des opérateurs. Mia Atoui, responsable à Embrace, explique que l’ONG reçoit 150 à 200 appels par mois, la majorité d’entre eux provenant de personnes âgées entre 20 et 30 ans. « Les personnes qui nous appellent ont des pensées suicidaires actives ou passives, note-t-elle. Certains nous appellent après une tentative de suicide. Nos plus jeunes interlocuteurs ont 10 ans. Ces enfants sont soit victimes de violence à la maison ou de harcèlement à l’école ou encore n’arrivent pas à communiquer avec leurs parents. Les personnes plus âgées parlent souvent de leurs problèmes financiers ou socio-économiques. » La durée d’un appel varie entre vingt minutes et une heure de temps. « Nos opérateurs sont formés à l’écoute attentive, fait-elle remarquer. Ils peuvent déceler chez leur interlocuteur ses points forts sur lesquels ils insistent pour l’aider à dépasser sa crise. Près de 13 % des personnes nous ont appelés plus d’une fois, soit parce qu’ils ont besoin de quelqu’un pour les écouter, soit pour nous donner de leurs nouvelles. »
Prévenir le suicide sous-entend également « un meilleur accès aux soins des troubles psychiatriques et le durcissement des règles pour limiter l’accès aux outils, comme les pesticides, les insecticides, mais surtout les armes individuelles », avance le Dr Chammay. Et de conclure : « Les médias ont aussi un rôle à jouer dans ce cadre, en menant une couverture responsable de ces cas, en omettant de divulguer les moyens de suicide et en évitant de recourir au sensationnalisme. »
La stratégie nationale de santé mentale
Le suicide figure au nombre des priorités du Programme national de santé mentale du ministère de la Santé publique qui a vu le jour en 2014, en collaboration avec l’Organisation mondiale de la santé (OMS), l’Unicef et l’ONG International Medical Corps. En 2015, ce programme, qui collabore avec plus de quarante partenaires, a lancé une stratégie nationale pour réformer le système de santé mentale. Celle-ci s’aligne avec la stratégie globale de l’OMS et prévoit « la mise en œuvre d’un cadre spécialisé pour la prévention du suicide », explique le directeur du programme, le Dr Rabih Chammay.
Aussi, pour prévenir le suicide, la stratégie vise-t-elle à améliorer l’accès aux services de soins de santé mentale. « Au Liban, on sait que seule une personne sur dix ayant un trouble psychiatrique accède aux soins, constate le Dr Chammay. Depuis cinq ans, le ministère œuvre à augmenter ces services au niveau communautaire en formant les médecins généralistes au niveau de la santé primaire et en ouvrant des centres de santé mentale communautaires, avec des équipes spécialisées en santé mentale, dans les différentes régions. L’ouverture de douze centres est prévue d’ici à cinq ans. Un service de soins psychiatriques a également été inauguré à l’hôpital universitaire Rafic Hariri. »
Selon ce plan également, des campagnes nationales de sensibilisation sont menées pour lutter contre la stigmatisation des troubles psychiatriques, « ce qui empêche les personnes qui en souffrent de rechercher une aide professionnelle ». « Cette année, nous avons en plus développé un guide à l’intention des professionnels des médias sur la manière d’aborder les questions liées à la santé mentale, précise le Dr Chammay. Ce guide sera lancé prochainement. »
Dans le cadre de ce plan, le ministère de la Santé publique collabore avec l’ONG Embrace pour assurer aux personnes qui sont en crise « un accès rapide à un service d’écoute ». « Nous allons aussi, en collaboration avec le ministère de l’Intérieur, former les agents de sécurité à la manière d’intervenir auprès d’une personne en crise suicidaire, ajoute-t-il. De plus, le ministère a demandé aux hôpitaux de ne pas reporter les cas d’overdose (voir l’édition de L’Orient-Le Jour du mercredi 4 septembre 2019), puisque dans certains cas, celle-ci peut être à l’origine d’une tentative de suicide, notamment chez les personnes qui ont une dépendance ou une addiction à des substances illicites. » Le plan préconise enfin une réforme législative pour « contrôler l’accès aux moyens de suicide, notamment les pesticides, les insecticides et les armes individuelles ».
Source : L’Orient Le Jour